Mairie de Bellot

Notre histoire / La guerre d'Algérie : comment peut-on oublier ?

par Claude Charles Béchir, alias Claude Charles Chaix  Sociétaire de l'Association des Ecrivains Combattants.

Juillet 1957, j'ai été appelé à effectuer mon service, à Casablanca au Maroc, dans la 11ème SIM : Section d'Infirmiers Militaires. De là, infirmier diplômé et membre de la Croix-Rouge (c’est-à-dire réglementairement non combattant) je suis affecté au 1/17ème Régiment d'Artillerie au repos à Marrakech après sa participation aux combats du Rif marocain. A cette époque, tout de suite après Diên Biên Phu, la Tunisie, le Maroc et l'Algérie se sont soulevés et toute l'Afrique Noire menaçait d'en faire autant. Le rappel de ce point d'Histoire n'est pas anodin, il explique en partie la difficulté à laquelle la Métropole se trouvait confrontée car, tout d'un coup, son empire colonial risquait de fondre après l'Indochine.

Le 31 décembre 1957 avec le 1/17 RA, je foule le sol algérien et ne le quitterai qu'en octobre 1959. Nous prenons position dans le secteur d'Aïn-Sefra - sud oranais près de la frontière marocaine. Ce bout d'Algérie, l'ancien maire de Orly-sur-Morin, Denis Debordeaux, le connaît bien pour y avoir crapahuté avec son régiment de Chasseurs à pied. Cette unité paya un lourd tribut dans ce secteur où nous allions le remplacer en tant qu'artilleurs et fantassins puisque nous étions affectés régiment de marche. Cette affectation nous mettait en position de tenir des postes du quadrillage du terrain, des batteries d'artillerie et, bien entendu, d'effectuer des ratissages du bled et plus tard de participer aux opérations de combats comme fantassins et artilleurs sur le terrain avec ou sans mortiers lourds.

Que fait un infirmier dans une telle galère ?

En premier lieu, il soigne avec les moyens du bord, parfois pas grand chose, sous le lointain et intermittent contrôle d'un médecin à plusieurs heures du lieu où il opère. Nous appréciions beaucoup le nôtre, jeune médecin militaire de carrière compétent et sympathique. En second lieu, le "morticole" rassure, ramasse les copains, les inconnus, accidentés, blessés ou tués au combat, rebelles y compris, tout en rentrant en lui des émotions fortes qui ressortiront bien des années passées. Oui, il rassure : le premier appel d'un blessé n'est-il pas : Infirmier ! Infirmier ! Maman ! Maman !... ce cri bouleversant retentira plus tard sous la douleur ou le constat d'un état gravissime.

Toutefois, au cours de ces longs et éprouvants mois, une chance extraordinaire me sera offerte : un travail en S.A.S - Section Administrative Spécialisée -. Le mot "administrative" ne doit pas égarer le lecteur, les militaires y exerçaient à la fois les rôles de maire, de policiers, d'enseignants, s'occupaient de la santé et de la protection de la population.

Nous avions sur notre secteur deux palmeraies de plusieurs milliers de dattiers : Moghrar Foukania et la plus grande Moghrar Tahtania, c'est dans cette dernière qu'étaient implantées une S.A.S. et une garnison d'une trentaine d'hommes, bientôt renforcée par une section de harkis à cheval, soit soixante hommes, sous le commandement d'un lieutenant de carrière, ancien d'Indochine. Un autre lieutenant, formé à ce travail, s'occupait uniquement de la S.A.S.

Pendant plusieurs mois, muté à ce poste, je me retrouvais donc sous trois commandements, le médecin, et les deux autres officiers car, là comme ailleurs, je troquais journellement ma fonction d'infirmier pour celle de combattant en raison du petit nombre d'hommes sur place appelés à de multiples tâches. Je prenais la garde, participais aux patrouilles et aux ratissages, enfin aux opérations. Mais on m'offrait aussi un travail gratifiant, porter des soins à la population, habitants du village et nomades venus du Sahara proche et "assignés à résidence" pour des raisons stratégiques. Autour de nous, une immense zone était interdite aux hommes et animaux domestiques. Toute vie y était systématiquement abattue, hormis les chacals, les hyènes, les fennecs et les reptiles .....

Je garde de ce séjour mes plus grandes satisfactions de soldat mais hélas aussi mes plus horribles souvenirs. Sur ces derniers, je me tairai.

A Moghrar Tahtania, un bâtiment blanc avec ses arcades de style néocolonial accueillait dans son aile gauche l'école dont l'instituteur, vendeur de véhicules d'occasions dans le civil, se montra formidable pédagogue adulé par ses élèves de 5 à 15 ans. Au centre, les deux officiers y logeaient. L'un, depuis son bureau, gérait la vie du village, l'autre la vie militaire du poste. L'aile droite abritait l'infirmerie bourrée de médicaments et de matériel manquant cruellement dans l'ensemble du bataillon, une table d'intervention avec son scialytique alimenté par des batteries, car à Moghrar, il n'y avait ni électricité, ni eau courante. Un puits alimentait le village, un autre le poste militaire et la S.A.S. Nous attendrons 1959 pour avoir un générateur. Nous nous éclairions à la bougie, à la lampe au carbure, ou au pétrole façon bled : une bouteille, de l'eau au fond du pétrole en surface et une mèche fumante. La vie en poste, souvent sous tente, était spartiate, sans aucun confort et la nourriture à l'avenant.

A Moghrar, à l'étonnement de mes supérieurs, je vais parvenir, sans escorte, sans arme, à pénétrer ce village pour y soigner, jeunes filles, femmes et impotents ; mes patients, garçons et hommes, pouvant se déplacer se rendant à l'infirmerie. Dans ce petit monde replié sur lui-même depuis des siècles, je découvrais des gens extraordinaires, une civilisation parfaitement adaptée au monde inhospitalier qui le cerne. Pour moi, dans ce lieu, le risque principal c'était la trahison, je l'avais acceptée comme d'autres d'ailleurs. Parmi ces risques, il y avait l'empoisonnement. Etant devenu une cible du F.L.N. - Front de Libération Nationale - par chance, je réchappais à deux tentatives, nous buvions une eau polluée, cela m'a peut-être rendu service. Mon empoisonneur, nous le connaîtrons en raison d'autres circonstances, paiera très cher ses actes, ceci contre ma volonté impuissante, car il y avait été contraint sous la menace des rebelles. Ceci démontre la complexité d'une guerre dont les visages multiples créent des situations tout aussi complexes.

Adopté par ces gens à la vie rustique, dans une cour, dans une maison d'une parfaite propreté, après les soins, si mes diverses fonctions : la garde, un passage à l'école pour soulager "l'instit", les patrouilles, etc., le permettaient, je buvais le thé vert - importé de chine - avec son gros bouquet de menthe, buvais le lait de chèvre frais, mangeais des dattes, le couscous au lait caillé de chèvre ou au miel à l'aide d'une cuillère spécialement apportée mise à ma disposition, ici on le mange avec ses doigts. Ces moments d'échange d'amitié, de signe de reconnaissance, je les ai encore gravés dans ma mémoire car ces instants volés à cette saloperie de guerre m'ont aidé à supporter bien d'autres choses.

Il me faudrait aussi parler des camarades qui littéralement "chiaient" et vomissaient du sang de leurs tripes. Ces copains, constamment sur la brèche, je les requinquais aussi à coup d'injections de dopant. Même gueulant la "Quille", ils accomplissaient leur devoir de citoyens. Si parfois la mauvaise bière algérienne les saoulait, c'était pour oublier... mais ont-ils à ce jour vraiment oublié ?

Un détail : A mon retour en France, je ne pesais plus que 52 kilos pour 1,74m, physiquement et moralement déséquilibré, nous étions des milliers dans ce cas.


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